PRÉSIDENTIELLE 2022 : ÉLOGE DE L’ABSTENTION ET SA RÉFUTATION
Par Gérard VOLAT, novembre 2021
67 à 70 % d’abstention en moyenne lors des derniers scrutins électoraux, municipales (2020) cantonales, régionales (2021), c’est pas du pipeau. Et n’oublions pas les non inscrits, les bulletins blancs et nuls. Comment analyser de tels résultats ?
On pourra toujours arguer de la politique sanitaire liée au Covid 19, du « désolé, j’ai barbecue », il n’empêche, il semblerait qu’une part de cette abstention soit active, consciente, volontaire, la population se sentant dépossédée de tout pouvoir donc impuissante et confirmant le propos d’Habermas exprimant que le pluralisme n’est qu’un subterfuge et une façade destinée à «rendre possible les compromis entre élites dominantes» (1) . Autrement dit, « Michel ou Thierry, François ou Emmanuel, c’est la même ritournelle, de l’alternance, mais pas d’alternative ». Un simple jeu de chaises musicales.
Comme le souligne jean-Michel Toulouse (2) « les politiques se font élire par le peuple. Mais le peuple n’est pas libre dans son acte d’élection puisqu’il ne maîtrise ni l’élu ni son programme. Le modèle représentatif n’est que le travestissement du pouvoir inchangé des oligarchies », un système de reproduction du pouvoir.
Rappelons, l’article 27 de notre constitution : « Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du parlement est personnel» (3)
La crise de la représentation
L’élu est perçu comme un « traître », expliquent les sociologues Crozier et Friedberg (4) « En tant que représentant, le relais est structurellement un « traître » en puissance, dans la mesure où il ne peut remplir son rôle qu’en s’autonomisant au moins partiellement par rapport aux « intérêts légitimes » de ses mandants, voire en en sacrifiant une partie. C’est la prise de conscience de ce dilemme qui serait à l’origine de la crise ».
Et quand, dans tous les médias, y compris les matinales des radios publiques (France Inter, France culture), on ne parle que du candidat providentiel et si peu des programmes, le degré zéro de la politique est atteint.
D’où cette abstention massive, hypothèse proposée.
Pourquoi s’abstenir ?
Octave Mirbeau (5) remarquable auteur de la pièce de théâtre « Les affaires sont les affaires », nous livre dans son pamphlet « la grève des électeurs » (6) sa vision du politicien et s’adresse à l’électeur « Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas, d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. »
Et aussi « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
Elisée Reclus (7), géographe, militant anarchiste, dans le journal « le Révolté » écrit : « ..Voter, c’est abdiquer. Nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté.Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. Voter, c’est être dupe.»
Et aussi «aujourd’hui, le candidat s’incline devant vous, et peut-être trop bas. Demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il mendiait les votes, il vous donnera des ordres.»
On pourra savourer la verve et le talent de nos deux auteurs et leurs propos démystificateurs où l’ordre dit « républicain » ne fait qu’entériner la confiscation du pouvoir par une minorité de profiteurs.
Réfutation
Aujourd’hui, en novembre 2021, même si les propos cités ont toujours une pertinence, comment sortir de l’impasse dans cette confusion intellectuelle et politique ?
Faire comme certains le proposent, en appelant à une abstention massive à la présidentielle comme lors des élections intermédiaires ?
Alors, imaginons un scénario avec 70 % d’abstention et donc un désaveu cinglant au système. Que se passerait-il ? Pour quel résultat ?
Sans consulter Madame Irma, le gagnant sera un conservateur puisque les « classes populaires », les « jeunes », se déplaçant peu pour défendre leurs intérêts, tendance lourde du comportement électoral (8), laissant les autres choisir à leur place, la bourgeoisie financière, bien consciente, elle, de sa classe, et de ses privilèges, peu encline à rendre les clés du pouvoir, se déplaçant toujours pour mettre le bon bulletin dans l’urne, élira son poulain, l’un des candidats au service des plus riches.
Le vainqueur du match ayant le droit constitutionnel et les règles électorales de la 5ème République pour lui, se considérera légitime avec l’accord des autres partis, ces derniers ne voulant surtout pas toucher au système qui les fait vivre même dans l’opposition. Nous subirions de nouveaux discours lénifiants avec des promesses de modification de la constitution pour assurer une meilleure participation à l’avenir et ce sera reparti pour un tour avec la propagande des médias dominants pour accompagner la grossière manipulation.
Pas très réjouissant comme perspective avec une frustration qui se traduira par de nouveaux mouvements de protestation récurrents fondés, façon « gilets jaunes », une forme de guerre civile larvée, des émeutes en cascades puisque les inégalités ne feraient qu’augmenter, les services publics attaqués, la sécurité sociale démantelée.
Et au final, une société encore plus fracturée, une augmentation drastique du nombre de personnes sous le seuil de pauvreté (1067 € / mois), les 11 millions, chiffre actuel, explosé, une montée automatique de la délinquance, des pathologies médicales augmentées etc.. L’exact contraire d’une société apaisée, stable que l’on nous vend pourtant en permanence dans les médias et dont le meilleur architecte serait notre actuel président.
Alors, risquons une hypothèse : il faut faire « feu de tout bois ». Avec un mot d’ordre : Ne pas s’abstenir sur ce premier tour de la présidentielle.
En effet, l’arc des partis politiques du camp conservateur au niveau économique, sujet majeur dont presque tout découle, celui de la répartition des richesses (LR, PS, MODEM, LREM, RN, une partie de EELV, leurs satellites et la population qui les soutient), tous en accord avec le système capitaliste toxique, constituant leur seul horizon, appliquera son programme réactionnaire de soumission au marché et à l’union européenne en réduisant encore plus les services publics et en promulguant des lois favorables à l’enrichissement des plus riches.
Alors que faire ? Et avec quelles forces sociales pour porter l’alternative réelle ?
Cornélius Castoriadis (9) répond : « la transformation de la société exige aujourd’hui la participation de toute la population, et toute la population peut être rendue à cette exigence – à part peut-être 3 à 5 % d’individus inconvertibles »
Certes,« la difficulté de la décolonisation de l’imaginaire est énorme » mais les crises climatiques et sanitaires à venir pourraient aider à une prise de conscience pour gagner cette « bataille culturelle ».
Aujourd’hui, les statistiques de l’Insee (10) nous révèlent que 85 % des salaires sont inférieurs à 3000 €, 60 % inférieurs à 2000 € , 30 % inférieurs à 1500 € et que plus de 11 millions de personnes sont sous le seuil de pauvreté (1067 € / mois) dont 8 millions soutenues par l’aide alimentaire.
Les classes dites « moyennes » dont une partie est en voie de déclassement depuis des années, se trompent si elles se sentent protégées par l’idéologie des « droites » successives au pouvoir. La tranquillité sera finie pour toujours. Les gouvernants multiplieront les systèmes de vidéo-surveillance. La répression, les lois autoritaires, liberticides augmenteront, à l’image de leur modèle préféré, la Chine, un Parti-État qui contrôle tout : l’économie, la presse, le système judiciaire, les syndicats, la télévision, l’armée, les associations, la culture… On s’en rapproche dangereusement. Ce sera à la fois le monde d’Orwell (11) (surveillance, contrôle) et celui d’Aldous Huxley (12) (consommation, divertissement). Le capitalisme est décidément très addictif.
Alors même qu’il semble raisonnable de comprendre le paradigme d’un partage équilibré des richesses : si les riches sont moins riches et les pauvres moins pauvres, si tout le monde a un toit sur la tête, avec un salaire décent, une dignité retrouvée, une activité, automatiquement, tout le monde respirera mieux, la délinquance baissera etc… Et la société deviendra plus saine.
Mais notre système politique a été conçu pour empêcher toute alternative véritable, donc pour causer une abstention massive qui profite toujours aux dominants.
« L’oligarchie politique se cramponne à ses privilèges et compte sur l’ignorance et l’inertie des électeurs pour se maintenir au pouvoir ». (13)
Avant de tracer des pistes, réglons le cas des imposteurs prétendus de « gauche » comme le parti socialiste, nuisible qui a toujours trahi le peuple. En témoigne son virage libéral de 1983 et sa droitisation, avec un choix fédéraliste de soumission à l’Europe sans demander l’avis des français et pour lequel il n’avait pas été élu.
La vérité, comme le démontre Aquilino Morelle, membre de la maison PS, dans son récent essai « L’opium des élites »(14), « C’est l’Europe et non les États-Unis, qui a inventé la globalisation, le nouveau visage du capitalisme financiarisé et dérégulé. Ce sont les « socialistes » français et non les libéraux anglo-saxons qui ont créé ce nouveau Moloch. Cette globalisation a dicté sa loi aux États, imposé la « politique unique » aux gouvernements (…) Arguant de la nouvelle donne géopolitique, les élites européistes prônent désormais la constitution d’une «souveraineté européenne». Un tel «empire», s’il voyait le jour, signifierait l’effacement progressif des nations du Continent.» Les responsables de la mondialisation financière sont bien Delors, Lamy, à la tête de la commission européenne, nos « Tatcher Reagan » sauce française. Et dire qu’avant 1981 le PS était anticapitaliste !
Et avec les autres partis en lice, aucune surprise à attendre, tous sont sur le modèle néolibéral, capitaliste financier, dérégulations, délocalisations, évasion fiscale, secret des affaires avec pour corollaire l’augmentation des inégalités, attaque des retraites, du pouvoir d’achat, des services publics et démantèlement des protections sociales déjà évoqué (diminution des lits d’hôpitaux, baisse des remboursements, privatisation des Ephad etc…)
Alors quelle piste possible?
Changer la constitution est devenu indispensable.
Nous ne proposons pas de catalogue mais une proposition forte :
le RIC constituant avec une modification de l’article 89, des articles 11, 3 , incontournable pour qui prétend rendre la souveraineté au peuple (15). Cette modification permettrait au peuple français d’avoir la possibilité d’initiative comme la Suisse, nos voisins qui, faut-il le souligner, ne sont ni dans l’union Européenne ni dans l’euro et dont le Smic vient d’être porté suite à une votation à 3800 €.
De nombreuses associations militent pour ce changement, entre autres, Espoir RIC (16) qui est, actuellement, à la recherche de parrainages pour la présidentielle, véritable procédure censitaire, anti-démocratique où les valeurs républicaines de « liberté » et « d’égalité » sont piétinées.
Dans le cas possible, envisagé, d’écriture d’une nouvelle Constitution, la future assemblée constituante devra être composée, selon nous, avec la procédure du tirage au sort.
En effet, un tirage au sort intégral, à l’image de l’équipe constituée pour « la convention sur le climat » nous semble mieux à même de représenter le peuple dans sa diversité.
L’ordre établi actuel nous est toujours présenté comme inévitable, immuable, voire naturel.
Si nous souhaitons une véritable rupture, une réelle transformation sociale et écologique, nous devons nous responsabiliser collectivement pour imposer la procédure de tirage au sort intégral qui est le principe central dans une « démocratie réelle », l’élection étant limitée à certains domaines restreints, avec mandat impératif et sous contrôle permanent par la population.
Conclusion provisoire
J’emprunte à JM Toulouse (17) afin de conclure mon propos : «Certains peuples – au cours de fulgurances historiques – Athènes des Ve et IVe siècles avant J.C., Rome des IVe au Ier siècles avant J.C., France entre 1792 et 1794, en 1871, Russie en 1905 et 1917, Espagne en 1936-1938, Hongrie et Tchécoslovaquie en 1956-1968, ont essayé de dépasser ce système qui organise, justifie et légitime la domination d’une classe, celle des propriétaires sur une autre, celle des salariés, ce qui démontre que c’est possible. Dans la période contemporaine, il est patent que ce système «représentatif», tout en étant appliqué dans la quasi totalité des fausses «démocraties», est en train de prendre l’eau de toute part, sur les cinq continents. Les peuples n’acceptent plus d’être «laissés sur la touche» du terrain politique. Ils n’acceptent plus d’être seulement spectateurs, ils s’apprêtent à envahir le terrain et à changer les règles du jeu. Ils vont s’emparer de l’État, de la politique, des partis politiques, des entreprises.»
Il est indéniable que les atouts potentiels du progrès démocratique semblent se trouver dans les mains des citoyens plutôt que dans celles des professionnels de la politique. Cela reste un combat permanent, une lutte incessante car comme le disait Chamfort, membre du club des Jacobins :« On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau »
(1) Habermas, cité par Jean-Michel Toulouse, Histoire et Critique du système capitaliste-représentatif, Volume 1, l’Harmattan, 2017, p. 243
(2) Jean-Michel Toulouse, Histoire et Critique du système capitaliste-représentatif, opus cité,p. 243.
(3) Guy Carcassonne, La Constitution, points Seuil, édition 2000, Article 27, p.148
(4) in Histoire et Critique du système capitaliste-représentatif, op. cit., p. 237 et p. 244, lire aussi l’acteur et le système, points Seuil
(5) Octave Mirbeau, Romancier, journaliste, critique d’art, pamphlétaire, site www.mirbeau.asso.fr
(6) Octave Mirbeau, La grève des électeurs,1888, l’Herne, 2014, p.17, p.15
(7) Élisée Reclus, journaliste, géographe, militant anarchiste, 1830-1905
(8) Le cévipof, site du Centre de recherches politiques de Sciences Po, fournit des analyses sur les comportements et attitudes politiques, www.cevipof.com
(9) Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive : entretiens et débats, 1974-1997, Points, 2011, p.187
(10) Insee : chiffres du 21 juin 2021
(11) Georges Orwell, 1984, Folio, n°822, la ferme des animaux, Folioplus, 2011
(12) Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, livre de poche
(13) J.Grau, Médiapart/Blog, 27 juin 2017
(14)Aquilino Morelle, L’opium des élites, Grasset et Fasquelle, 2021, p.69 et suivante
(15) Guy Carcassonne, La Constitution, points Seuil, édition 2000, opus cité, p.338, p.88, p.46
(16) Espoir Ric, RIC, le référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous, Raul Magni-Berton, Clara Egger,Fyp, 2019
(17) Jean-Michel Toulouse, Histoire et Critique du système capitaliste-représentatif, opus cité, p.401