Le consensus, un angle mort de la démocratie

Publié par Emanciper le

Signifiant « accord » en latin, le terme de consensus traverse l’histoire politique depuis l’antiquité. Sous la plume du juriste romain Cicéron, le « consensus universorum » désignait le « rassemblement de toutes celles et ceux qui s’accordaient sur un principe modéré ».[1] Souvent associé à l’unanimité, le « consensus » serait synonyme de concorde, d’harmonie, d’unité. Appeler au consensus est devenue une véritable coutume politique, à droite comme à gauche. Dans son discours du 9 décembre 2016, Emmanuel Macron l’a défini comme « la capacité à trouver des compromis équilibrés. » Pour le chantre du « en même temps », le consensus,« C’est la marque d’une politique responsable et pragmatique ». A en croire ses nombreuses invocations, le consensus serait une sorte d’acmé de la démocratie, son aboutissement, sa plus haute réalisation. Mais est-ce vraiment le cas ? Est-ce que l’accord de tous, ou à défaut, du plus grand nombre, est vraiment l’objectif d’une démocratie réelle ? N’existe-t-il pas des risques à vouloir rechercher à tout prix le consensus, ou à s’en prévaloir ?

            Un rapide détour par le dictionnaire nous permet déjà d’éveiller le doute. Le Larousse nous indique que le consensus est une « Procédure qui consiste à dégager un accord sans procéder à un vote formel, ce qui évite de faire apparaître les objections et les abstentions. » On oublie donc le vote et on passe sous silence toute forme d’opposition, de désaccord. Dans son ouvrage « Consensus / Dissensus, principe du conflit nécessaire » (2011, L’Harmattan), le philosophe Christophe Pacific développe une critique argumentée de cette notion. Pour cet auteur « A vouloir éliminer le conflit, nous éludons l’opportunité de le dépasser. Nous sacrifions un meilleur possible au profit d’une démocratie du moindre mal. ». On comprend mieux cela lorsqu’on réalise qu’au nom du consensus, le processus de prise de décision tend à devenir invisible. Dès lors, le débat, la discussion, les désaccords, les conflits doivent être écartés : ils sont relégués dans l’implicite, l’inconscient, les non-dits. Pour l’auteur « Il y a davantage de possibles dans un conflit que dans un consensus. ». Effacer, du moins en apparence, la manière dont sont prises les décisions présente des risques. Loin d’être synonyme de maturité démocratique, le consensus peut au contraire servir à conforter une autorité exempte de toute critique. La question démocratique (Qui prend les décisions ? Et comment ?) est alors contournée, évitée, voire niée. Le consensus peut servir de justification à des formes verticales et autoritaires de légitimation. Nombre de penseurs ont ainsi dénoncé une « tyrannie du consensus ». Albert Einstein y voyait un moyen « d’étouffer la créativité et l’originalité », Arthur Schopenhauer en a fait « l’ennemi de la vérité », John Stuart Mill considère qu’il s’agit d’une menace pour la « diversité des opinions individuelles ».   

            Un principe de consensus conduit à des postures que l’on ne peut pas qualifier de démocratiques, bien au contraire. Le consensus génère de la soumission : trop souvent, il laisse le champ libre aux velléités hégémoniques. Le chef charismatique génère le consensus par son aura personnelle. Le conformisme devient le refuge d’un groupe incapable de donner une voix à la diversité des pensées de ses membres. Lorsque les désaccords émergent, le groupe poursuivant le consensus peut se retrouver paralysé. Toutes les décisions sont suspendues, le conflit tant redouté s’amplifie, jusqu’à devenir source de violence. Finalement, on remarquera que le consensus ne fait pas consensus : le concept, autoréférent, devient victime de lui-même. Laissons-le aux adeptes de la langue de bois, qui y trouvent une forme de réconfort et de sécurité bien utile lorsqu’il s’agit de refuser d’affronter l’inéluctable vivacité des conflits qui nous animent.

A lire : Christophe Pacific (2011), Consensus / Dissensus, principe du conflit nécessaire, édition L’Harmattan.


[1] Claude Nicollet, in : Encyclopaedia Universalis, article Cicéron, vol. 4, p.1041, col.1.

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