La cotisation sociale, c’est révolutionnaire !

Publié par Emanciper le

Il était une fois un outil anticapitaliste révolutionnaire oublié : la cotisation sociale. Créée en 1946 avec le régime général de la Sécurité Sociale par le ministre communiste Ambroise Croizat, elle était pourtant d’une simplicité et d’une efficacité redoutable pour retirer des pans entiers de l’économie aux détenteurs de capitaux, tout en satisfaisant les besoins de tous. Les entreprises voyaient une partie de leur valeur ajoutée[1] prélevée, mise en commun dans des caisses et redistribuée immédiatement sous forme de services de santé, salaires de soignants, chômage, allocations familiales et retraites. Nul besoin de faire appel au crédit et aux investisseurs ! Pas de remboursement à faire, pas de dette à payer, pas de chef à satisfaire. Inutile aussi d’accumuler du capital au préalable pendant des années : il fallait seulement travailler, produire. Cet outil échappait donc totalement aux capitalistes. C’est ainsi qu’un tiers de l’économie française était devenu non capitaliste…on pourrait même dire communiste, au sens propre, sans que personne ne s’en rende compte !  

Il y a plus : grâce à la cotisation, la création des hôpitaux publics modernes avait été réalisée par subvention dans les années 1960, inventant par là un mode non-capitaliste (communiste !) de financement de l’économie, c’est-à-dire sans crédit, sans patron et sans « investisseurs ». Par  subvention a également été construit un établissement scolaire par jour  Mieux, la sécu n’avait rien à voir avec l’Etat, étant gérée uniquement par les syndicats de travailleurs entre 1946 et 1967. 

Les révolutionnaires du 20ème siècle savaient ce qu’ils devaient à la cotisation et au régime général de la sécu. C’est ainsi qu’à l’enterrement d’Ambroize Croizat, en février 1951, un million de personnes étaient là pour lui rendre hommage[2]. Il faut dire que cet homme avait instauré non seulement le régime général de la sécurité sociale en 1945-1946 avec l’assurance maladie, le système des retraites, les allocations familiales qui reconnaissaient le travail des parents pour élever leurs enfants, les comités d’entreprises, la médecine du travail, et bien d’autres choses encore. Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), produit clandestinement en plein cœur de la nuit nazie (1943-44), puis appliqué à la libération, proposait d’établir « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail »[3]. Il a été inspiré puis porté par un immense mouvement social composé d’ouvriers, de salariés, de militants politiques de gauche (le Parti communiste français a fait 28,6% des voix aux législatives de 1946), de syndicalistes (essentiellement la CGT, qui a créé de toutes pièces les caisses de sécurité sociale dans l’hostilité des pouvoirs établis[4]), de citoyens qui mesuraient le caractère révolutionnaire de ces nouvelles institutions. La fable d’une institution unanime de la sécu créée par De Gaulle[5] et l’ensemble des forces de l’échiquier politique ne résiste pas un instant au récit de la lutte acharnée des partis politiques, du patronat, des notables locaux et autres titulaires de charges politiques contre le régime général de la sécu, et ce, dès sa constitution.

En effet, les opposants à la sécu (appelons-les les capitalistes) avaient eux aussi pris la mesure de ce qui s’était mis en place en quelques mois en 1946, grâce à la présence de 3 ministres communistes qui ont su traduire et mettre en place ce que le mouvement social exigeait et que tout un peuple a soutenu pendant des décennies. Ils étaient représentés par les partis politiques traditionnels, les syndicats patronaux, les pouvoirs économiques, les notables, etc. Ceux-ci n’ont eu de cesse de revenir sur ces conquis sociaux. Dès la création du régime général, les cadres et les mutuelles ont refusé d’entrer dans le système. Il y eu alors création d’un régime concurrent : l’AGIRC-ARRCO (1947), qui est un système de retraites à point pour les hauts salaires, assorti du plafonnement des cotisations au régime général. De leur côté, les assurances mutuelles qui existaient avant 1946 ont lutté avec succès pour subsister, créant des « complémentaires »  qui se trouvèrent hors du régime général, et depuis, n’ont eu de cesse de (re)prendre de l’importance au détriment de celui-ci.

En 1967, le gouvernement De Gaulle/Pompidou faisait passer une réforme de la sécu (ordonnances Jeanneney du nom de son ministre des affaires sociales) qui mettait un terme à la gestion ouvrière de la sécu, pour la remettre entre les mains des syndicats patronaux au nom du « paritarisme » : on passe de caisses gérées par ¾ de syndicats ouvriers et ¼ de syndicats patronaux, à moitié-moitié, ce qui a totalement inversé le rapport de force. Ces ordonnances ont également mis fin à l’unicité du régime général de la sécu, le divisant en 3 branches, alors que l’enjeu des fondateurs de la sécu était de créer un régime unique et interprofessionnel. Elles sont passées malgré un fort mouvement social, qui préfigurait mai 68[6].

Dès lors, les attaques du pouvoir contre la sécu n’ont eu de cesse de se renforcer. Alors que les cotisations, sous pression du mouvement social, avaient doublé entre 1946 et 1979, passant de 33% du salaire brut à 66%, les taux ont commencé à geler, puis diminuer par exonérations à partir de 1979, permettant ainsi de créer un « trou » comptable de toutes pièces afin d’effrayer et de faire croire à un déséquilibre : gel de la cotisation vieillesse en 1979, santé en 1984, chômage en 1993, et ainsi de suite[7], réduisant le taux moyen à environ 40% du salaire brut dans l’indifférence générale. La cotisation a également été affectée par la politique de gel ou baisse des salaires mise en œuvre depuis 1983 par les gouvernements successifs, puisque l’assiette de son calcul est basée sur les salaires[8].

Les opposants à la sécu cherchaient également à l’étatiser pour en prendre le contrôle par une loi de finance et par le remplacement de la cotisation par l’impôt (CGS, CRDS)[9]. Malgré leurs coups de boutoir, le budget de la sécu s’élevait encore en 2016 à 759 milliards d’euros, soit 34% du PIB (2229 mds), alors que les recettes de l’Etat n’étaient que d’environ 300 milliards.

Or, les révolutionnaires et le mouvement social avaient abandonné le combat pour la cotisation, préférant la taxation du capital (taxe TOBIN sur les transactions financières), la révolution fiscale et l’impôt sur le revenu, la nationalisation, les sujets de société[10]. C’est pourquoi, les capitalistes avaient fini par convaincre la population que la cotisation était un prélèvement obligatoire sur leurs salaires pénalisant la compétitivité et l’emploi…alors qu’il s’agissait en réalité d’un salaire indirect, versé à l’ensemble de la population, un marqueur de civilisation. En réalité ni le patron, ni le salarié ne cotisaient, mais cela, qui le savait encore ? La population était flouée.

Toute ? Non ! Quelques militants irréductibles avaient retrouvé la mémoire et compris le potentiel révolutionnaire inouï de la cotisation : rien de moins qu’une sortie progressive du capitalisme, une conquête de nouveaux droits économiques pour les travailleurs, celui d’un salaire garanti attaché à la personne à partir de 18 ans, et la fin de la précarité économique! Même si des personnalités diverses ont continué à défendre et expliquer la cotisation, on peut dire que c’est l’économiste Bernard Friot qui, par ses recherches sur la sécu, a su redécouvrir et transmettre ce « déjà-là émancipateur » qui ne demandait qu’à continuer à grossir : celui du régime général mais également du mouvement de libération opéré par l’extension du domaine du salaire. En effet, pour certaines personnes comme les retraités ou les fonctionnaires, le salaire était désormais attaché à leur personne indépendamment de leur activité, et ce, pendant toute leur vie. Véritable pèlerin, à partir de la fin des années 1990, Bernard Friot a réalisé des centaines de conférences, ateliers, formations, vidéos, de nombreux ouvrages, des articles de presse pour diffuser le résultat de ses recherches et ses pistes associées permettant de construire un monde meilleur. Il a également fondé une association d’éducation populaire, le Réseau Salariat, pour les mêmes raisons.

C’est ainsi que de nouveaux militants se sont mis à défendre l’abandon des exonérations de cotisation, la création de nouvelles branches de la sécu comme l’alimentation[11], les médias, la culture, le retour à une santé remboursée à 100%, à une retraite digne pour tous à 60 ans, voire avant[12]… Ils comprenaient que l’extension de la cotisation pouvait être associée à la gestion des entreprises et des caisses par les salariés et les citoyens, devenus responsables de leur propre travail et de son organisation. Ils voyaient comment on pourrait enfin assurer une production écologique et décider ce qu’on produisait et comment. A très court terme, ils savaient bien qu’une augmentation modeste des cotisations permettrait par exemple de revenir à des droits à la retraite tels qu’ils étaient avant toutes les réformes des années 1990-2000-2010 : continuation à vie des 10 meilleures années de salaires, 37,5 années de cotisation, droit dès 60 ans.

Alors oui, les citoyens pourraient exiger l’augmentation des cotisations, reprendre le combat pour le salaire, l’émancipation et la souveraineté dans le travail.

Pour en savoir plus, contactez ou rejoignez l’association Emanciper à Chambéry : emanciper@riseup.net ; http://emanciper.org (vous y trouverez de nombreux liens pour explorer ces sujets[13])

Fabien Nathan, avril 2021


[1] Le chiffre d’affaires d’une entreprise moins les dépenses, avant distribution des salaires, des profits et des réinvestissements. Autrement dit, la valeur ajoutée c’est le chiffre d’affaires moins les consommations intermédiaires  (VA = CA – CI)

[2] Voir Michel Etiévant (1999), Ambroise Croizat ou l’invention sociale, éditions GAP.

[4] Voir le témoignage  édifiant du secrétaire de la CGT en 1947 sur les efforts inouïs et les difficultés dans la mise en place concrète des caisses par la CGT en 1946-1947 https://www.reseau-salariat.info/livres/dcfe14efeeca53d8fd4872bc3a6916f7/

[5] De Gaulle avait déjà démissionné lorsque la loi sur la sécurité sociale fut votée le 22 mai 1946.

[7] Cf. l’excellent petit livre de Christine Jakse (2012) , L’enjeu de la cotisation sociale, éd. du croquant.

[8] Ainsi, augmenter les salaires c’est aussi augmenter les cotisations. A l’inverse, baisser les salaires, c’est réduire la cotisation et donc la sécu.

[9] Notez que contrairement à la cotisation payée par l’entreprise et faisant ainsi augmenter la part des salaires dans l’économie, l’impôt, lui, était bien payé par les contribuables sur leur salaire.

[10] Il suffit de regarder les programmes politiques des partis de gauche pour s’en rendre compte.

[11] Voir https://www.reseau-salariat.info/articles/m-e-p-_la_securite_sociale_de_l_alimentation/ pour la sécurité sociale de l’alimentation défendue par le Réseau Salariat et Ingénieurs Sans Frontières: avec une augmentation de 7% des cotisations seulement, on verserait 100 euros par personne et par mois, enfants compris, utilisables auprès des producteurs et distributeurs conventionnés auprès de la sécu et respectant des critères environnementaux et sociaux ; on pourrait également verser un salaire supérieur au SMIC à tous ces professionnels et permettre la transition vers une agriculture écologique et sociale en fournissant terres et outils pour s’installer.

[12] On peut citer les économistes Bernard Friot et l’association Réseau salariat (www.reseau-salariat.info), l’association Salaire à Vie (ASAV https://www.salaireavie.fr ), l’association Emanciper à Chambéry (www.emanciper.org), l’UFAL (https://www.ufal.org/sante-protection-sociale/la-bataille-de-la-cotisation-renouer-avec-la-dimension-salariale-de-la-securite-sociale), etc.


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